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Robinson

vendredi 8 février 2019, par LR

Il y a pas très loin de chez moi une grande plage où j’aime à me promener. Un ruban de sable long d’une trentaine de kilomètres doublé d’un cordon de galets, tendu entre les marais d’un côté et les vagues d’un océan à l’humeur changeante de l’autre, battu par les vents d’ouest, un soleil brut et le ciel souvent chargé. L’action conjuguée des éléments a mis l’espace à plat et seule l’humidité de l’air vient limiter l’horizon qui par temps clair ne s’arrête qu’avec l’inconnu géométrique de la courbure terrestre. La pluie y tombe primitive ; première terre que ces nuages rencontrent depuis leur création. Le vent y est brutal, pas encore adouci, socialisé par la fréquentation du continent, qui ne l’empêchera cependant pas de piquer quelques colères. Le soleil s’y montre sans fard, sans masque, sans ombre. Mais la lumière y est merveilleuse ; bleutée le matin à grise les jours de pluie, d’un blanc cru au soleil estival de midi, puis jaune, orange, rosée quand vient le soir jusqu’au rayon vert espéré quand la boule de gaz géante se cache derrière l’horizon atlantique, laissant le ciel s’empourprer, puis le violet céder sa place à la nuit ; les nuages tantôt forment un léger voile et la diffusent toute en douceur, tantôt font office d’obturateur pour une partie de cache-cache les cheveux au vent face au ressac de lumière, les tympans brûlés et les yeux pleins d’étoiles. L’été, le soleil réchauffe ma peau nue d’une brise encore soutenue et le ciel dégagé d’une virée nocturne m’expédie bien au-delà de cette passerelle en suspens, à la frontière du monde.
Parfois les vagues tentent de m’attraper les chevilles, parfois c’est moi qui vais à leur rencontre selon des règles du jeu qui vont et qui viennent. J’y joue avec mon chien, frappant l’eau du plat du pied, et lui essayant d’attraper les projections. Il aime courir sur cette plage, sur cet estran qui se dégage vite sur une large surface ; il aime ranger les cailloux, les ramener les uns avec les autres, et passer à côté des bancs d’oiseaux sans les effrayer, ou au contraire foncer en leur direction avant d’arrondir sa trajectoire à la façon qu’ont les sprinters d’effectuer leur tour d’honneur. Mais si certains oiseaux se décalent de quelques mètres, il est tout de même rarement pris au sérieux.
Le milieu peut sembler hostile à première vue. Le vent et les vagues assourdissants, les courants changeants, dangereux, pourvoyeurs d’épaves, ressource opportune pour quelques générations passées. Terre de légendes, de naufragés, de naufrageurs. Pourtant, goélands, mouettes et sternes, bécasseaux sanderling et pluviers s’y réfugient, s’y nourrissent, y nichent. Ils ont trouvé leur île, au moins pour un temps.
Alors que je marche le long du littoral, mon chien part à la rencontre d’un congénère qui se dirige vers nous. Son maître longe lui aussi le rivage, dans l’autre sens. Les deux chiens se tournent autour, se sentent et finissent rapidement par jouer, se courir l’un après l’autre à tour de rôle. Continuant à avancer, je finis par croiser le maître, à quelques mètres de distance. Sans nous arrêter, nous nous saluons d’un hochement amical de nos têtes emmitouflées. Nous sommes les deux seuls êtres humains sur cette plage immense, cet îlot, sous le ciel de janvier.
Et tout en poursuivant la promenade, je me surprends à me demander si, là-bas, sous d’autres latitudes, il arrivait quelquefois à Robinson de rechercher un peu de solitude.