Accueil > Réalittés > Se laisser porter > Cycle 2, #11 à #20

Cycle 2, #11 à #20

mardi 14 mai 2019, par LR

Tout un été d’écriture, de juin à septembre, quatre mois pour construire une ville avec des mots, tous ensemble, chantier collaboratif et quasi quotidien...

PROPOSITIONS #11 à #20

2e cycle : flottements, renverses
Voir sur TiersLivre.net

 

 

#11 — lieu non lieu
 
choisir, quelque part dans la ville, une de ces petites bulles d’intérieur qui sont aussi des espaces publics, et la faire exister telle quelle, comme nous la vivons tous

 

#12 — intérieurs extérieurs
 
extension de la précédente, encore un lieu décrit de l’intérieur, et lieu à usage public, mais cette fois lieu de traverse ou déambulation

 

#13 — en l’attente
 
un point précis de la ville, et laisser faire le temps, ce point livré à son ordinaire — texte d’appui : Jean Echenoz, L’équipée malaise, extrait dans le dossier habituel

 

#14 — silhouette
 
dans le lieu défini au 1er cycle, faire exister 5 silhouettes juste ébauchées, faire en sorte que la brièveté d’évocation les rende le plus concrètes possible

 

#15 — le je qui tu
 
une des silhouettes ci-dessus évoquées, en tout cas un personnage extérieur au narrateur initial, l’apostrophe et vous avez à situer vous-même de l’extérieur ce narrateur qui parlait pour vous : on parle dans un je extérieur à soi-même — appui dans les fiches : Koltès, La nuit juste avant les forêts

 

#16 — l’envers du décor
 
ce lieu qu’on a construit, solidifié, complexifié depuis le début, et si on ouvrait sa face noire, se forcer à ouvrir le négatif, à le retourner sur lui-même — appui dans les fiches : Thomas Bernhard, dans Maîtres anciens

 

#17 — la notion d’obstacle
 
jusqu’ici, le narrateur n’a jamais interagi avec le réel dont il fait récit : et si on retrouvait trois épines, fissures, cassures, événements hors de sa volonté propre, trois fois où ce réel a littéralement fait obstacle au narrateur ? –- une autre manière alors d’enter en rapport avec le fragment de ville à la source du récit

 

#18 — bégayer
 
la magie d’un tel atelier, c’est ce qu’il fait advenir de langue — en 17 prises d’écriture, il y a forcément une phrase de vous qui vous a surpris, dérangé, étonné — résistive par sa syncope, sa couleur, voire sa maladresse apparente — alors partir de cette phrase, et elle seule, et la bégayerjusqu’à extraire son grain nu — la singularité même de ce qui émerge de voix, hors de vous et pourtant vous : document d’appui, Désespoir de Ghérasim Luca

 

#19 — lancer de ballon
 
enlever un à un tous les liens du lieu point de départ avec son assignation réelle, plus de toponyme, rien qu’une recréation mentale, légère, irréelle, qui s’ouvre alors en miroirs à tous les miroirs, fantômes, comparaisons

 

#20 — sans vous
 
dans L’équipée malaise de Jean Échenoz, un clochard s’héberge clandestinement dans le musée Jacquemart-André : bibliothèques, musées, appartements vides, stations de métro, centres commerciaux où la musique d’ambiance et les messages de service continuent le dimanche : comment est-ce que vivent ces lieux quand personne n’est là pour les décrire ? comment écrire quand y projeter un narrateur est impossible ? on voudrait une proposition libre, dérivante, exploratoire

 

 

 

#11 — lieu non lieu

 

Sur le boulevard Pare Walker coincée entre deux vitrines recouvertes d’épais panneaux de contreplaqué noirci et plusieurs couches de peinture en bombe, l’enseigne circulaire où un trèfle à quatre feuilles apparaît en blanc sur fond vert. L’entrée discrète ouvre sur un cagibi aux murs défraichis jaunis recouverts des affiches colorées retraçant l’historique des gains, les avertissements sur les risques liés au jeu d’argent et leur interdiction aux moins de dix-huit ans. Sur la droite l’îlot comprenant la caisse, le terminal de paiement, un écran pour la vérification des gains, le présentoir transparent des jeux à gratter, sanction immédiate. Contre le mur de droite le présentoir des bulletins vierges avec selon leur nom l’éventail des nombres de 1 à 50, de 1 à 70, des étoiles de 1 à 12, des combinaisons à sept chiffres supposées donner l’accès aux coffres-forts de la chance. On vient ici pour l’invoquer, la provoquer, la convoquer. La supplier parfois. On peut toujours aller la voir, mais elle non plus elle n’aime pas qu’on la sonne. La lueur d’espoir. On vient s’en remettre à elle avec la dernière menue monnaie d’une semaine qui finit bien trop tôt. On vient lui confier ce qui ne servira pas à payer l’essentiel. On vient s’offrir un frisson quotidien, le sel d’une vie, parfois gagner en une journée le salaire moyen d’une semaine, en en ayant misé deux. Un jour pas comme les autres, ou trop comme les autres, on vient y claquer son désespoir et toutes ses économies. On vient y investir même l’argent pas encore gagné mais ça va venir. La prochaine fois. À gauche de la caisse un comptoir où traine selon l’heure ou le jour un travail de couture, les mots fléchés, quelques fleurs oubliées plus ou moins volontairement. Contre le mur de gauche la télé, seule fenêtre qui crie ses feuilletons, ses jeux de la mi-journée, ses retransmissions de match, ses horreurs lointaines, qui occupe les yeux. Derrière tout ça des cartons de journaux, La dépêche et Les infos, les cartons de bulletins, un ou deux colis dans un coin à côté d’un cabas chargé de légumes. On vient aussi pour ça. Le journal. Le pantalon raccommodé. Le colis à récupérer. La poussette à faire garder le temps d’une course. La monnaie. Discuter. Se confier. Ne rien dire. Juste poser quelques instants les yeux sur l’écran. Ne rien faire. Se sentir rassuré par un sourire, un regard alourdi par les années, lassé et adouci par la vanité des combats quotidiens, résignation et gentillesse tout à la fois réunis dans le visage de cette femme à la soixantaine dépassée qui en a vu passer, enfermée dans son placard à rêves. Qu’a-t-elle dû fuir.

 

#12 — intérieurs extérieurs

 

Entrée côté port de plaisance, après avoir traversé les allées et terrasses à ciel ouvert où sont concentrés la majeure partie des magasins de souvenirs folkloriques, lounges, salons de thé et restaurants huppés, on retrouve les enseignes internationales de luxe dans l’atmosphère climatisée délicatement parfumée de touches fines de jasmin, les grands carreaux de carrelage clair et brillant débutant la galerie principale éclairée à chaque niveau par de grands disques blancs transmetteurs de lumière naturelle.Tous les quinze mètres environ un îlot de verdure luxuriant bordé de larges banquettes accueillantes vient teinter d’un peu de vie les vastes boyaux aseptisés. Des allées continuent de chaque côté, d’autres boutiques, vraisemblablement aussi des bureaux aux noms signalés par des panneaux discrets. Au bout de cette longue galerie une grande place ensoleillée par un puits de lumière, des terrasses à l’identité bien marquée selon le restaurant auquel elles se rattachent tout au long de l’ouverture ovale de laquelle on aperçoit les deux niveaux inférieurs et les deux supérieurs. La rambarde en métal rouge style Art déco a tout pour rappeler celle de la coursive du marché, qui lui était rectangulaire. Plus populaire aussi. De là trois galeries plus modestes partent en étoile et de larges escalators et cages de verre invitent à découvrir les autres étages. Au troisième niveau à peu près le même genre de restaurants, de magasins, de décoration. Un peu plus de monde circule ou attend devant les enseignes toujours renommées mais peut-être moins sélectives. Un homme, la cinquantaine, poireaute devant une vitrine de vêtements, lunettes sur le front, mains sous les aisselles, les yeux mobiles tournant sur lui-même sans doute en quête d’un détail susceptible de capter son attention. Juste en face un autre joue avec son téléphone là où un banc a remplacé les banquettes jouxtant un massif moins luxuriant. Un couple chargé de paquets, les traits tirés, marche à vive allure vers le fond de la galerie, qui doit correspondre à peu près au milieu de la galerie inférieure, où l’escalator descend indiquant, aussi, la sortie. Le quatrième niveau est nettement plus animé. Sur la place, qui n’est ici que le début de la galerie d’où deux boyaux s’enfoncent en Y vers un réseau à la complexité croissante, restaurants et sandwicheries se côtoient et partagent le même espace. Des magasins de sport, d’accessoires, de loisirs, de décoration issus de licences de films et séries, un stand de glaces, une boutique de jeux vidéo densément peuplé de jeunes et de moins jeunes. Un écran géant supplantant toute la partie gauche de la vitrine de la boutique de sport retransmet des matchs en permanence. Deux gars en short, t-shirt de foot pour l’un, de basket pour l’autre, casquettes, affalés sur le banc en face, canette de bière à la main, regardent tranquillement. Des enfants jouent à cache-cache. En empruntant la galerie qui s’enfonce sur la gauche en remontant légèrement on aperçoit d’abord les rebords d’un lourd rideau métallique, descendu la nuit et sans doute aussi en cas d’urgence, puis on arrive aux escaliers peints en arc-en-ciel comme autrefois l’étaient ceux du Centre Vaima. Coiffeur, épiceries, quincaillerie, services divers, boutiques de babioles, de vêtements, de chaussures, pharmacie, le commerce est ici beaucoup plus populaire, commun. Les panneaux de led n’ont pas encore partout été remplacés par les disques de lumière naturelle qu’on trouvait tout à l’heure. Les carrefours avec de nouveaux boyaux commencent à réapparaître parfois amorcés par des escaliers, des cages d’ascenseurs immobilisées. Les enseignent se diversifient. Masseurs, masseuses, ateliers de retouche, bazars, neuf et occasion, cours particuliers, médecins, dentistes, boutiques d’électronique, réparateurs, vitrines colorées, parfois des portes aveugles, de plus en plus. Le papier-peint paysage — de plage, d’Islande ou New-York — a de nouveau la cote. Les galeries, véritables rues, grouillent d’activité. Le bourdonnement des voix, les cris, les musiques mélangées, rythmées, ont remplacé la lointaine musique d’ambiance neutre au volume maîtrisé. Sur les parois la marque d’un nouveau rideau de fer. Étals de fruits, de poisson, boutiques de thé, restaurants chinois, tailleurs pour dames, hommes, herboristeries, les couleurs, la décoration, la signalétique ont changé. Partie sud-ouest du quartier chinois qui continue à s’étendre encore perpendiculairement jusqu’au quartier du Temple reconstruit sur le plateau Te Ao, en pleine forêt. Nouveau rideau. Toujours la succession des échoppes, des étals, les portes pleines avec ou sans plaque, les vendeurs à la sauvette, le brouhaha. Parfois quelques mendiants. Toujours l’enchevêtrement. Mieux vaut bien connaître pour ne pas risquer de se perdre. Nouveau rideau. En avançant encore on attaque la zone en travaux. Les excavations depuis longtemps débutées, des galeries, profondes, pas encore terminées. D’autres priorités. C’est assez mal éclairé. Mieux vaut peut-être éviter de trop s’y promener.

 

#13 — en l’attente

 

Ça commence par le bipbip de la balayeuse dans le silence de la nuit. La brosse. La fraîcheur du carrelage humide. Bientôt le bruit de moteur électrique des premiers gyropodes, quelques piétons. Un antique scooter pétaradant. La musique joyeuse s’élève dans la rue, les boutiques lèvent leurs rideaux de fer qui ne sont plus en fer depuis un sacré paquet de temps. L’expression est restée. Comme bien des expressions. Les gosses en retard pour l’école s’éloignent en criant des mots couverts par les messages publicitaires publics qui se mélangent à la musique et à la sonnerie. La joyeuse cacophonie de la journée s’installe en suivant son anarchie bien réglée. Le rythme ancestral s’échappe des fenêtres de l’école de danse. La petite du fleuriste en face pleure. Un drame. Ça crie. Peluche tombée de la poussette. Cliquetis métallique léger. À côté. Merci quand même. Tina passe en chantonnant. Bonjour bonjour ! Le clappement du carton sur le faux marbre. L’odeur d’un café tout frais. Le triporteur qui apporte de nouvelles fleurs. Aujourd’hui, jasmin, jacinthes, orchidées, hibiscus… Le klaxon rythmé du traiteur qui commence ses livraisons. Paulo vers la marina, toujours bien chargé mais ça descend, et la remontée à vide. Moins dur de pédaler. Kelia vers le quartier chinois. Clients habitués en bas d’un immeuble de bureaux. Le soleil est déjà chaud. Des aboiements au loin. Les roues. Les pas. Chaussures à talons. Sandales. Mocassins qui serraient les pieds. Baskets. Le rebond d’un ballon qui finit sa course en roulant jusqu’au son de cymbale léger. La démarche hésitante de l’enfant venu le récupérer qui repart en courant. Un chien — non deux — trois — déambulent d’esplanade en recoin. La truffe tiède, poil ras, tête carrée ou plus effilée, les flancs lardés de cicatrices, contents d’une caresse. Rha non ! oust ! va pisser plus loin ! Un courant d’air presque frais emmène avec lui les dernières senteurs du déjeuner mêlées des relents de poubelles des fleurs passées maintenant en plein soleil. Parmi l’entrelacs des claquements de pas une foulée énergique marque une pause puis repart. Le bruissement d’un sac plastique. Noué. La crénelure d’une barquette en plastique. Bien remplie. Attendre. Garder encore un peu sur la langue le goût du café.

 

#14 — silhouette

 

La chambre 132 est encore fermée à clé malgré l’avertissement. Tout est propre, chaque chose est à sa place. Lit au carré. La bouilloire encore tiède, la tasse déjà lavée, rangée sur l’étagère. Dans le placard une réserve de thé, de sucre, de riz, des boîtes de pastilles de purification d’eau, des sacs de graines. Aucune trace. Aucun effet personnel sinon le strict nécessaire de toilette — un peigne, un savon et une brosse à dents — et sur la table à côté de la fenêtre une immense cage où pépie doucement un couple de diamants à cinq couleurs. Posées à côté, deux feuilles de papier au format lettre. Sur la première, d’une écriture ronde et appliquée, des numéros. Taxi, vétérinaire, médecins par spécialité avec la liste des traitements en cours. En bas, surlignées, les coordonnées complètes d’une voisine du 237. Sur l’autre un petit mot demandant qu’en cas d’hospitalisation d’urgence on veuille bien contacter la voisine dont le nom est là encore surligné avec rappel des coordonnées qui viendra récupérer les deux oiseaux. Contre la fenêtre une photo jaunie, écornée dans une pochette en plastique. Un couple de quadragénaires tout sourires main dans la main couverts de colliers de fleurs dans le hall de l’ancien aéroport. Dans la 134 y’a du boulot. Ramasser les sacs plastique éparpillés, aspirer les chips écrasées, descendre les poubelles et le conteneur à verre. Essayer de ranger un peu toutes les affaires accumulées, entassées. Sans rien faire tomber. Les murs peuplés de photos récentes et anciennes. Sur certaines des personnes qu’on reconnaît enfants, adolescents, à trente, quarante, cinquante, soixante ans, des photos de famille, trois, quatre, cinq personnes, deux ou trois générations, des bébés qui grandissent, année après année. Sur l’étagère une collection de bouteilles de bière vides en rangs serrés. Elles n’ont des fois rien de particulier. La bibliothèque chargée d’une série complète de vieux blueray de documentaires de voyages. Dans la penderie, toujours ces cabas remplis de jouets encore emballés. 136. Ça pue encore le tabac. Je ne dirai rien. La bouteille de whisky traine à côté du fauteuil en cuir. Ici le mobilier en bois massif a remplacé la fourniture de base. Sur les murs des affiches de films vieux de vingt ans ou plus, des souvenirs de tournages, des photos. Un système de projection complet, un équipement informatique dernier cri. Sur l’écran toujours allumé les messages popup de ses amis, vidéo ou écrits. « Bisous from Reykjavik » « Bon anniversaire Compañero ! On trinque à ta santé ! » « Bonne année ! CU ASAP ». Une petite caméra sur un trépied. Sur la table basse, trois verres vides, le cendrier plein et des coquilles d’arachides écrasées éparpillées. 138-140. Quelque chose bloque la porte. Pourvu qu’il ne lui soit rien arrivé. Non. Juste un sac plastique rempli de livres. Aux meubles standards sont ici venus s’ajouter des bibliothèques, basiques, chargées de livres. Parfois juste des planches et quelques parpaings, briques ou n’importe quoi d’assez stable. Sur tous les murs. Des livres de toutes les tailles. Par terre. En piles. Une vraie bibliothèque d’Alexandrie ici ! L’entrée de celle de Babel peut-être. J’avais vu une chouette vidéo. Sur la table une liseuse, des carnets. Une tasse de café froid. L’ordinateur. Un vieux modèle qui fonctionne encore. Un casque VR posé sur des notes. « Cangzhou — 18e siècle ». Une autre tasse de café froid, des auréoles brunes à quelques endroits. Sur l’étagère plus aucune tasse, les autres doivent se balader. Dans l’autre pièce pareil. « Tiens bonjour Henri. Vous n’êtes pas allé déjeuner encore ? » Plongé dans sa lecture. Sa faim ne doit pas être assez forte pour le sortir de là. Aller-retour au local-poubelles. Je passerai par le jardin cueillir à nouveau quelques fleurs. À la cuisine aussi, prendre un encas pour Henri.

 

#15 — le je qui tu

 

Qu’est-ce que tu veux. Qu’est-ce que t’attends. Pourquoi tu fais ça. T’es pas obligée tu sais. Juste nettoyer, contrôler, vider les poubelles, c’est pour ça que t’es payée. Les fleurs que tu vas piquer dans le jardin, la part de tarte. Tu veux un merci. Tu crois seulement qu’ils le remarquent. Qu’ils en ont quelque chose à foutre de toi. Ils te voient pas ils t’entendent pas. À leurs yeux t’existe même pas. Tu t’attendais à quoi franchement. De l’affection. Qu’ils te prennent dans leurs bras. Qu’ils t’invitent à prendre le thé. À discuter. Qu’ils te parlent de quoi. De leurs foutues vies. De leurs familles. Qu’eux aussi se sentent abandonnés. Qu’ils ont peur. Sans blague. Parce que toi tu peux les rassurer. Évidemment. Mais qu’est-ce que tu sais d’eux toi. De leurs vies. Tu crois deviner c’est ça… Que dalle. Tu sais rien. De toute façon pour eux t’es qu’un fantôme. T’espérais faire le lien hein. Personne te voit. Personne t’entend. Transparente. Moins que rien. T’es rien. T’existes même pas.
— Rose ? Ça va ?

 

#16 — l’envers du décor

 

Ce que tu vois pas, ce que tu vois plus, c’est qu’ils sont déjà plus là. Leurs esprits font tout pour s’évader d’ici. Ici, ton monde à toi. Ces chambres habitées par ces gens que tu crois deviner à partir de quelques riens. Que tu inventes. Le local-poubelles, la cuisine, le réfectoire, la salle de détente, le parc tout autour, ton deux pièces au dernier étage sans ascenseur à trois rues d’ici, rue Hote, rue Noni, rue Tamanu, la fenêtre de ta cuisine face au temple qui a totalement brûlé il y a six ans, reconstruit à l’identique, le supermarché rue Maruia où tu vas faire les courses que tu hisses péniblement tous les dimanche matin, la laverie qui fait le coin où tu lis des histoires d’amour en espérant l’arrivée du prince charmant, la maison associative où tu vas jouer aux cartes tous les troisièmes samedi du mois, rentrer à la lueur des réverbères de la rue Brotherson en promenant ta solitude. Ton monde à toi environné par les ombres d’autres mondes d’autres soi. Toutes ces vies trop courts fils tissés dans un maillage dont tu ne perçois même plus l’étendue. Tous ces fils qui se frôlent. Se côtoient. Tous ces fantômes lointains. Es-tu si loin. Pourtant tu l’as su… La dame du 132, son prénom c’est Terry, son monde à elle, là où ses deux oiseaux l’emmènent s’envoler. Ces tout petits oiseaux, ces ridicules oiseaux. Maîtres des airs qui la ramènent à la vallée de son passé englouti mais toujours vivant, là quelque part. Et monsieur Henri dans son monde infini baigné de café, sa prison du réel à laquelle il revient brièvement, le temps de laver, d’hydrater, de nourrir — quand son dentier n’est pas en réparation, tu avais oublié aussi — la prison charnelle, ses muscles, ses os, ses articulations, tétanisés, gelés, brûlantes, avant de repartir tant que la concentration le lui permet. Oublier ou s’évader. Négation d’un monde ou construction de nouvelles réalités. Alcool ou café. Et la gamine toute fine que tu croises tous les soirs. Kelia. Qui sous-loue une chambre deux étages plus bas. Elle se lève à 3h, aller vendre du poisson au marché, courir, être à 10h chez le traiteur qui l’emploie, livrer au quartier Tinito au pied des bureaux. Après 15h, soutien scolaire quatre jours par semaine. Son monde à elle, sa chambre, les pêcheurs, les clients du marché, le traiteur, Paulo, les passants, les enfants, le bus de l’école qui la ramène, le chauffeur du bus qui la réveille de sa voix douce quand elle s’est endormie, ses deux meilleures amies avec qui elle écoute les découvertes musicales de la semaine sur la marina, le campus de l’école d’architecture de San Diego où, si tout se passe bien, elle étudiera et retrouvera Chris l’an prochain. Tu l’avais oublié… Elle t’avait dit pourtant. Elle t’avait raconté. Tous ces blocks apposés côte-à-côte, qui s’imbriquent et s’agencent le long de Park Blvd enclos par des chiffres et des lettres comme une grille de mots fléchés ou d’échiquier. Rue à rue. Bloc de ciment à bloc de ciment. Carreau de stuc à carreau de stuc. On croise même du vrai marbre parfois. Brique à brique. Poussière de brique à poussière de brique. Atome à atome. À l’infini comme des fractales. Autant de points d’accroche. D’enchevêtrement. Le souvenir de ta mère qui tous les mercredi t’emmenait sur son vélo jaune vendre ses colliers, la cabine téléphonique au coin de l’archevêché, où tu jouais quand il pleuvait.

 

#17 — la notion d’obstacle

 

Comment ne pas retourner à cet endroit dont l’évocation est si agréable. Retrouver sur un plan. Visualiser le trajet. Du boulevard Matahiapo, la deuxième à droite en allant vers le centre, après les bâtiments administratifs. Poursuivre en montant. Les images devraient commencer à revenir. Ah si enfin. Le buste de cet homme, Pierre Loti, duquel on a dit qu’il ressemblait plus au président du Comité commanditaire de la statue, André Ropiteau, qu’à l’écrivain officier de Marine dont on voulait perpétuer le souvenir. Le sentier d’accès à la cascade est juste là, à cinquante mètres à peine. Indiqué par un panneau de bois entre deux buissons. Deux piliers blancs trônent aujourd’hui au lieu des deux buissons. De chaque côté deux imposants murs tout aussi blancs et deux rangées de fenêtres. Entre les deux piliers, une haute grille torsadée. Fermée. On aperçoit entre les barreaux des bâtiments et de la végétation. Et des cascades, ce qu’il en restera de ce souvenir.
Rendez-vous chez Hélène à 17h. Elle m’a dit qu’il suffisait de prendre le bus n°32 en face de la mairie et de descendre à Vaiki. Elle m’attendrait là. Monter. Payer mon ticket. M’installer à côté d’une jeune fille souriante. Mihi. Commencer à discuter. Rouler. Avoir le temps, nos arrêts sont assez loin. Je n’avais pas fait attention que la ligne se scindait en deux. Pas de boucle qui permettrait de retomber sur ses pattes mais bien deux lignes distinctes à partir du neuvième arrêt, Moetai, depuis trop longtemps dépassé. Inutile d’attendre un bus en sens inverse, c’est le seul qui assure cette ligne. La 32 bis. Un bis pas vu. Départ sur le côté de la mairie. Un bus, avec un n°32… Aller jusqu’au bout, revenir. Renseignements pris, plus de 32 à cette heure-là. Rentrer. Ce sera pour une autre fois.
Et puis il y a eu cette fois, étrange, presque rêvée. Je revenais d’un rendez-vous au port de plaisance ; le suivant à 11h rue Lai-Woa ; j’avais le temps. En profiter pour explorer enfin un peu plus le réseau de galeries, c’était sur le chemin. Je me sentais vraiment heureuse, enjouée, pleine d’énergie. Une belle rencontre, un projet intéressant. Stimulant. Enthousiasmant. Johann et Stéfanie, deux personnes vraiment charmantes. Hâte qu’on se mette au travail ensemble. Passé l’immense hall aseptisé, j’étais dans l’enchevêtrement de boyaux, navigant au jugé, découvrant de nouveaux recoins, de nouveaux visages qui bien souvent me rendaient mon sourire. Les pieds presque sur terre et la tête à tout cet heureux mélange euphorisant quand un accroc du pied m’a brusquement projetée vers l’avant. Un carreau mal scellé qui dépassait. Par chance juste devant un pilier plutôt que le sol pour me rattraper. Secouée un instant. Rien de méchant. Rire intérieur, reprendre mes esprits. Quatre, cinq secondes. Juste le temps d’apercevoir de l’autre côté, dans la ligne de mire, là où j’allais, deux hommes de dos en uniforme face à une porte ouverte. Dans la pénombre une femme en train de pleurer. D’autres que moi auraient certainement continué leur chemin, feignant l’indifférence, les yeux bas ou le regard fixe et lointain. Par lâcheté, par pudeur. Mais je n’en ai même pas eu le courage.

 

#18 — bégayer

 

Une couleur enfouie dans le fond du ventre loin derrière l’estomac. Couleur ventre estomac. Enfouie loin au fond derrière. Derrière couleur enfouie estomac ventre dans fond loin une du le l’. Couleur dans derrière du enfouie estomac fond le l’ loin une ventre. Mhhh ? Camotse’l erèirred niol ertnev ud dnof el snad eiuofne rueluoc enu. Une-couleur-enfouie-dans-le-fond-du-ventre / loin-derrière-l’estomac. Na-nana-nana-na-na-na-na-na / na-nana-nanana. 1-(1-2)-(1-2)-1-1-1-1-1 / 1-(1-2)-(1-2-3). Unecouleurenfouiedanslefondduventreloinderrièrelestomac. Une couleur. Enfouie. Où ça. Dans le fond du ventre. Là. Tu vois ? Tout au fond. Là ? Non. Plus loin. Là ? Encore plus loin. Là ?! Tout au fond. Loin derrière. Là ? Oui. Peut-être. Derrière. Et pourquoi ? Parce que c’est tombé comme ça. C’est tombé d’où ? Assez doux oui je crois. Oui mais c’est tombé d’où ? Ah ça d’où on ne sait pas. C’est tombé du haut. On suppose. Mais c’est tombé là. Où ça ? Ben… là… Encore plus loin. Encore plus profond. L’estomac. Tout là-bas. Estomac ? Est-ce une autre ? Un ailleurs ? L’estomac ? C’est un endroit ? Des fois c’est un coup. Des fois c’est un creux. Y’avait p’t-être un trou pour s’y lover. Il y fait chaud ? Oui c’est douillet. Elle est enfouie. Tout au fond. Elle se cache ? T’es sûr qu’elle s’est pas plutôt enfuie ? Non je crois qu’elle est juste bien. On l’a oubliée là. Y’a longtemps. Ha les salauds. Si j’tenais ceux qui ont fait ça… Un p’tit coup d’épaule, taper un peu l’oreiller. Ça a une épaule une couleur ? Je sais pas. Des oreilles ? Une odeur ? Peut-être… Mais au fait… quelle couleur c’était ? Une couleur enfouie dans le fond du ventre loin derrière l’estomac.

 

#19 — lancer de ballon

 

Dans la ville-puzzle, le grand immeuble pourrait aussi bien être la tour T1 dont la grande voile de presque 200 mètres, trente-six étages déjà, chatouille le ciel de Courbevoie. Et puis il y aurait aussi les coursives pas vraiment ovales du centre commercial Oslo City qui permettent à la lumière de percer sur cinq niveaux. Il donnerait d’un côté sur le Carrousel du Louvre et sa débauche de luxe assumée, de l’autre les passages de Montréal, les boyaux de Châtelet-Les Halles, jusqu’aux souterrains sordides de Venuscity peut-être ou alors les galeries tout juste étayées des anciennes mines de la Vallée de la Mort, de celles de Germinal, Marcinelle ou encore aujourd’hui de Bolivie ou tout simplement les souterrains de Paris. Les rues du front de mer, celles de Mimizan-plage, de Trestraou, de Nice peut-être à certains endroits. Les zones commerciales basses avec leurs chapelets d’enseignes criardes cosmopolites et leurs parkings dégueulant pourraient bien se situer dans un suburb de Los Angeles. Dans les quartiers résidentiels certaines maisons ont un air de Westwood alors qu’à côté d’autres n’ont rien à envier aux favelas de Rio, aux bidonvilles de Manille ou ceux de n’importe quel périph de mégapole. Les terrains vagues sont ceux des immeubles rasés, ici, partout, qui servent de dépôt en attendant, dépotoirs, zones de stationnement. Et l’immeuble en construction pourrait être celui qui pousse au carrefour de la Cavale-Blanche à côté de la station Total. La route de la corniche, celle de Monaco, parfois celle qui mène de Morlaix à Carantec et son aspect sauvage. Les terrasses à touristes de la marina ont un côté Porthmouth en plein été mâtiné de St-Trop où anormes yacht huppés et coquilles de noix fricotent, de pas trop près. Et puis les roulottes, peut-être comme les gargotes d’Hanoï, Phnom-Penh, Tirupati ou Jakarta avec derrière, partout, les mêmes enseignes connues, reconnues, standardisées… Est-ce que c’est ça alors une ville. Une vaste et perpétuelle recombinaison d’éléments disparates venus d’ailleurs. Des puzzles qui se recomposent à l’envi. Avec ici comme partout, heureusement peut-être, comme un salut, un pied-de-nez, un trou, une fenêtre ouverte, la dernière pièce toujours manquante.

 

#20 — sans vous

 

Les chaises rangées sous les tables et les lumières éteintes. Les lueurs de l’éclairage de sécurité traçant un chemin. La silhouette des deux tikis de bois de chaque côté de l’allée. L’écran de contrôle du serveur resté allumé qui lance une mise à jour. Le curseur de la ligne de commande affiche ses messages dans sa propre langue. L’aspirateur autonome promène un exemplaire du Merveilleux voyage de Nils Holgersson à travers la Suède tombé sur le capot. L’air passe par le haut de fenêtre à l’italienne entrebâillée, fait bruisser une affiche sur son passage et tomber le papier d’un des bureaux d’accueil qui glisse sur le sol sous un rayonnage, où un numéro de téléphone manuscrit accompagne le message « Pourrais-je t’offrir un café à midi ? — Toni ». L’air enfermé dans les étuis de cd, les boîtes de blueray. Dans l’une d’elles la miette de poisson coincée dans l’attache centrale à laquelle l’œuf passé asticot se nourrit, abrité. L’épaisseur de l’encre et du papier masse compacte sur les étagères alignées compose le couloir dense où tous les souvenirs, toutes les histoires déjà ou pas encore écrites circulent, où les mots courent parmi les personnages qui dansent et se promènent et se rendent visite lorsque personne ne les lit et parlent de toutes les histoires qui, peut-être ou ne pas être, ne s’écriront jamais.

 

 

 

9 juillet au 2 août 2018 29 août au 3 septembre 2018